Achille
continuait de pleurer son ami Patrocle. Chaque jour à l'aube, après une nuit
d'insomnie, il attelait ses chevaux à son char. Trois fois de suite, il
traînait le corps d'Hector autour du tertre de Patrocle, puis le laissait
étendu, le front dans la poussière.
Apollon
cependant préservait le corps de toute dégradation, et beaucoup parmi les
dieux prenaient Hector en pitié. Seules Héra et Athéna ne voulaient pas
pardonner à Troie et à la famille de Priam, à cause du choix fatal que Paris
avait fait.
Mais quand vint le douzième jour, Apollon demanda
avec insistance qu'on fît quelque chose pour Hector.
Aussi. Zeus envoya-t-il un message à Achille, par
l'intermédiaire de sa mère Thétis : qu'il accepte la rançon du cadavre,
quand Priam la lui offrirait.
Entre temps, Zeus envoya Iris vers Priam. Quand le
roi entendit à son oreille la voix de la déesse, il trembla de crainte. Mais
il n'hésita pas. Il ordonna immédiatement à ses fils d'équiper un chariot à
mules et d'attacher dessus une corbeille. Il alla lui-même dans la chambre
haute, en bois de cèdre, qui contenait
maints objets précieux.
Il prit dans ses coffres douze belles robes, douze
manteaux, autant de tapis, de châles et de tuniques. Il prit dix lingots d'or,
deux trépieds luisants, quatre chaudrons et une coupe magnifique.
Puis il pressa ses fils de charger sur le chariot
l'immense rançon d'Hector.
A ce moment, la reine Hécube apporta du vin dans
une coupe d'or pour faire une libation à Zeus. En réponse, Zeus envoya son
aigle : l'oiseau, heureux présage, apparut sur la droite.
Aussitôt Priam monta sur son char à chevaux et le poussa dans la
plaine. Devant lui, un guerrier troyen conduisait le chariot à mules. Quand ils
s'arrêtèrent pour faire boire mules et chevaux dans le fleuve, Zeus envoya
Hermès, sous les traits d'un jeune prince : le dieu les conduisit, sans que
personne les aperçût, à la baraque d'Achille.
Puis
Hermès s'en retourna vers l'Olympe, tandis que Priam entrait dans la maison.
Achille était assis avec deux serviteurs.
Priam lui saisit les genoux et lui baisa les mains
— ces mains qui avaient tué tant de ses fils. Achille et ses hommes se
regardèrent, stupéfaits.
Priam se mit alors à supplier Achille. Il rappela
au héros le souvenir de son vieux père. Achille tout ému écarta doucement le
vieillard, puis les deux hommes éclatèrent
en sanglots.
Priam, prostré
aux pieds d'Achille,
pleurait Hector. Achille pleurait tantôt son père, et tantôt Patrocle.
Quand il eut bien pleuré, Achille prit le vieillard par la main et le
releva.
« Malheureux, dit-il, que de maux tu as endurés ! Et quel courage tu as
de venir ainsi, tout seul, au camp des Grecs ! Console-toi : je vais te rendre
ton fils. » Achille fit enlever du chariot l'immense rançon d'Hector. Il
ordonna aux servantes de laver le corps, de l'oindre et de l'envelopper, en plus
de la tunique, d'une belle pièce de lin. Puis il retourna à sa baraque et dit
à Priam:
« Ton fils t'est rendu, comme tu le demandais. Il est étendu sur un
lit. Quand viendra l'aube, tu le
verras, en l'emmenant. Pour l'instant, songeons à manger. Plus tard, tu pourras
encore pleurer ton fils, lorsque tu l'auras ramené à Troie. »
Achille tua ensuite un mouton blanc. Ses hommes l'écorchèrent et le
découpèrent, ils embrochèrent les morceaux, et les firent rôtir avec soin.
Ils servirent le pain à table, dans de riches corbeilles, et Achille lui-même
partagea la viande.
Bientôt Priam dit à Achille : « Donne-moi maintenant un lit, car
depuis que mon fils a perdu la vie, je n'ai pas fermé la paupière. Et je
n'avais pris, avant ce repas, ni nourriture ni boisson.»
Achille
ordonna qu'on mît un lit sous le porche, avec des couvertures de pourpre, des
tapis par-dessus, et des manteaux épais pour s'envelopper. Les servantes
apprêtèrent ce lit à la lueur des torches.
«
Et maintenant, dit Achille, combien de jours désires-tu pour les funérailles
d'Hector? Je
veux, pendant ce temps, arrêter le combat.»
« Si tu permets que j'accomplisse les funérailles d'Hector, je t'en
saurai beaucoup de gré, lui répondit Priam. Nous pourrions le pleurer neuf
jours ; le dixième, nous l'ensevelirions et ferions le banquet funèbre. Le
onzième, nous lui élèverions un tombeau. Et le douzième, nous reprendrons la
lutte, s'il le faut.»
« Il en sera comme tu le désires,» lui dit Achille, en prenant au
poignet la main du vieillard. Puis Priam s'étendit pour dormir.
Tandis
que tous les autres — dieux et hommes — étaient endormis, Hermès vint dire
à Priam de se lever et de s'en aller avant l'aube. Priam s'éveilla et fit
lever son compagnon. Hermès les conduisit lui même à travers le camp, puis il
les quitta, et ils se dirigèrent vers la ville, tandis que l'Aurore en robe de
safran s'épandait sur toute la terre.
Cassandre, fille de
Priam, fut la première à reconnaître le vieillard. Elle était montée
en haut de la citadelle et de là elle vit son père, debout sur son char, et
Hector, étendu sur le lit que portaient les mules.
« Troyens et Troyennes, s'écria-t-elle, vous qui naguère avez
accueilli Hector revenant vivant du combat, venez le voir maintenant. »
Bientôt il ne resta plus dans la ville ni homme ni femme. Ils sortirent
tous pour aller rencontrer près des portes celui qui ramenait le mort.
Ils reconduisirent
Hector dans
son palais, et l'y
déposèrent sur un lit ajouré. A ses côtés, ils placèrent des chanteurs qui
entonnèrent leur chant funèbre, tandis que les femmes leur répondaient par
des sanglots.
Puis
ce fut Andromaque qui, aux femmes, donna le signal des plaintes. « 0 mon
époux, tu meurs bien jeune, me laissant veuve en ta maison. Et il est bien
petit, notre fils ! Je ne crois pas qu'il arrive à l'âge d'homme, maintenant
que tu es mort, toi le défenseur de la ville. »
Hécube, à son tour, se lamenta sur son fils. Hélène aussi pleura
Hector, car il était le seul Troyen, hormis Priam, qui ne lui eût jamais
adressé un mot de blâme. Et toute la ville gémissait à leur suite.
Puis
le vieux Priam donna des ordres à son peuple. Ils attelèrent des mules et des
bœufs à leurs chariots, et pendant neuf jours ils amenèrent de la montagne
une énorme quantité de bois. A l'aube du dixième jour, ils portèrent le
corps du vaillant Hector sur le bûcher et y mirent le feu.
Le
lendemain, le peuple s'assembla à nouveau autour du bûcher. On éteignit avec
du vin les dernières flammes. Puis les frères d'Hector et ses compagnons
recueillirent ses blancs ossements, les déposèrent dans un coffret d'or,
qu'ils recouvrirent de voiles de pourpre. Ils déposèrent tout cela dans une
fosse profonde, qu'ils recouvrirent de grosses pierres et surmontèrent d'un
tertre.
Ils retournèrent
ensuite à
la ville,
où un grand banquet funèbre fut donné dans le palais du roi
Priam.
Ainsi célébra-t-on les funérailles d'Hector.